Invitation au retour

par Loïc Chahine · publié jeudi 27 octobre 2016 · ¶¶¶¶

Disons-le d’emblée : le titre thématique « Entre Orient et Occident » semble être plutôt un prétexte ; mais hâtons-nous d’ajouter : ce n’est pas très grave. En effet, si certaines pièces sont bel et bien teintées d’orientalisme, comme les Chants du Sud pour violon seul de Philippe Hersant, si d’autres pièces sont œuvre « occidentalisante » de compositeurs d’origine orientale (André Hossein, d’origine perse, et Tara Kamangar, d’origine iranienne), les liens entre le Poème de Chausson et l’Orient sont plus distants : il faut en fait les chercher du côté du sujet qui inspira le compositeur, une nouvelle de Tourgueniev dans laquelle — nous citons le texte du livret du disque — « une mélodie ceylanaise passionnée et ensorcelante [est] jouée sur un mystérieux violon oriental » ; mais de trace de musical orientale chez Chausson, point.

Orientalisante, la Sonate pour violon et piano de Debussy ? « Claude de France » avait certes été très impressionné par le gamelan javanais, mais ce n’est sans doute pas dans cette œuvre que l’on en trouve la trace la plus nette. Et qui dit Orient pense davantage au monde arabe ou extrême-oriental (Chine, Japon, Inde, Indonésie…) qu’à l’Europe de l’Est qu’évoquent Bartók et Janáček.

Mais comme nous l’avons dit : « est-ce donc aussi grave ? » Tiendra-t-on rigueur à Virgil Boutellis-Taft et Guillaume Vincent de s’octroyer des excursus quand ceux-ci sont des sonates de Debussy et Janáček ? Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse ? Qu’importe l’exact respect du thème pourvu que la beauté soit au rendez-vous ? Et ces deux œuvres-là promettent ivresses et beautés — promesses tenues d’ailleurs.

En ouvrant leur programme avec Gdung de Komitas, « figure marquante et emblématique de l’identité arménienne » (Bruno Levallois, toujours dans le livret du disque), c’est un hommage immédiat au son que proposent les deux artistes : le son intense, brillant, somptueux sur toute la tessiture du violon de Virgil Boutellis-Taft, très « dans la corde », magnifié par un archet très sûr, le son profond et superbement conduit, non moins dans la corde d’ailleurs, du piano de Guillaume Vincent, au toucher toujours éloquent. Si le Poème de Chausson semble s’égarer dans des méandres pas toujours des plus passionnants, il n’en va pas de même des deux « gros morceaux » du disque, les deux sonates qui, à elles seules, justifieraient l’écoute du disque.

La réussite tient d’abord dans l’égalité absolue qui règne entre le violon et le piano : loin de laisser le violon de Virgil Boutellis-Taft seul au premier rang, le pianiste Guillaume Vincent est plus qu’un accompagnateur, c’est un partenaire. Il ne s’efface pas, non plus que son comparse, et l’un et l’autre se complètent admirablement, se suivent sans se poursuivre. Mais il faut aller plus loin : quel soin du détail ! Rien ne semble laissé au hasard, mais rien n’est affecté non plus ; surtout, rien n’est pris à la légère, comme en passant : chaque note, chaque accord, chaque phrase semble traitée avec toute la déférence, le sérieux qui lui sont dus… Et pourtant, quelle apparente spontanéité ! Mais est-ce si paradoxal ? C’est justement parce que tout à l’air de venir sur le moment que tout se fait essentiel. Écoutons l’« Intermède » de la Sonate pour violon et piano de Debussy : quelle évidence ! On a l’impression que cet aimable divertissement, élégant et raffiné, naît de lui-même, comme si les deux interprètes étaient un peu chacun Debussy lui-même. Il n’est pas une phrase qui n’ait l’air parfaitement à sa place, jouée exactement comme il faudrait.

Qu’on écoute encore la Sonate de Janáček : tout y est, le lyrisme brûlant, mais sans épanchement pathétique superflu, la puissance quasi démiurgique de l’inspiration sans l’impression de démonstration, la précision sans la froideur. Et pourtant, ce n’est pas une œuvre facile à écouter, dans son intense concentration… Et pourtant, on a quelque regret quand elle se termine. En réussissant à ce point ces pièces si profondément « européennes », ce disque est sans doute, plus qu’une invitation au voyage (en Orient), une invitation au retour vers le répertoire « occidental ».

Les autres pièces ne sont pas moins réussies dans leur interprétation, mais il faut avouer qu’elles pâlissent du voisinage de ces deux chefs-d’œuvres. Once there was and once there wasn’t de Tara Kamangar, œuvre dédiée à Virgil Boutellis-Taft, et les Chants du Sud tirent toutefois leur épingle du jeu, grâce leur force de concision et l’ardeur que met le violoniste à les défendre.

Le programme, alternant œuvres d’une grande profondeur et pièces plus brillantes, s’avère bien construit, et l’ensemble du disque s’écoute avec des sentiments qui vont du plaisir simple à l’enthousiasme — un disque qui atteint, en ses meilleurs moments, une incandescente intensité.

Extraits

Debussy, Sonate, II, Intermède

Janáček, Sonate, IV, Adagio

INFORMATIONS

Entre Orient et Occident

Virgil Boutellis-Taft, violon
Guillaume Vincent, piano

1 CD, 75’, Evidence Classics, 2016.

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