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par Loïc Chahine · publié mercredi 21 octobre 2015 ·

« Cet artiste n’a pas joui de la célébrité qui lui était due, car il est à peine cité dans l’histoire des organistes ; cependant le mérite de ses ouvrages le rend digne d’y figurer au premier rang. Les mélodies de Samuel Scheidt n’ont pas la grâce de celle de son contemporain Frescobaldi, mais son harmonie est piquante, et il y a plus de ressources dans son génie pour les variations d’un sujet1. » Ce relatif oubli, relevé par Fétis au xixe siècle, est d’autant plus injuste que l’œuvre de Scheidt est variée, contenant aussi bien des Cantiones sacræ (dans lesquels Vox Luminis avait puisé la matière d’un beau disque publié chez Ricercar) et Geistliche Konzerte que des pièces pour clavier et d’autres œuvres instrumentales. C’est au nombre de ces dernières que se placent les Ludi musici à quatre et cinq parties. En réalité, le premier recueil ne porte pas ce nom mais est intitulé Paduana, Gagliarda, Couranta, Allemande, Intrada, Canzonetta, ut vocant quaternis & quinis vocibus, in gratiam Musices studisorum potissimum Violistes concinnata una cum Basso Continuo (on appréciera le caractère assez approximatif du latin de Scheidt). C’est pas similarité avec la Ludorum musicorum seconda pars qui semble lui faire suite (mais dont certaines parties séparées n’ont pas été retrouvées jusqu’à aujourd’hui) qu’on intitule le premier recueil instrumental Ludi musici, titre qui lui convient fort bien tant il est varié et voit s’entremêler des pièces méditatives, dans la plus pure tradition de ce que l’on s’attend à entendre en matière de viol consort, et d’autres beaucoup plus enjouées.

C’est sur une pièce plutôt joyeuse que L’Achéron a choisi d’ouvrir ce florilège des Ludi musici qui constitue son second enregistrement : dès les premières mesures, l’idée d’une musique pour consort triste, grave, sérieuse, est bannie — « Bannissons d’ici l’humeur noire », dit une chanson un peu postérieure — et la Canzon super Cantionem Gallicam pétille et sautille assez gaillardement. On finit par y voir une allusion à un point biographique : l’histoire nous transmet que Scheidt était le fils délégué municipal en charge du vin et de la bière, et l’agréable balancement que l’on perçoit pourra faire penser à quelque scène de taverne — une taverne encore bien civile, bien entendu. Il en va sensiblement de même de la Canzon ad imitationem Bergamasca Anglica (sic), où un motif mélodique apparaît, se métamorphose et se répète jusqu’à l’obsession. Quant à la gaillarde Battaglia, elle n’effraie pas comme pourrait le faire une vraie bataille, mais elle amuse beaucoup.

Ces joyeusetés n’empêchent pas les vastes méditations, comme les pavanes IV et V. Leur ambiance recueillie semble se poursuivre dans les courantes qui les suivent. L’Achéron déploie un art des demi-teintes tout à fait bienvenu par assurer une sorte de transition — encore que le mot de transition puisse paraître un peu désinvolte, ce qu’il n’est pas. On admire la manière dont se déploie, avec une grande douceur, la courante Dolorosa (IX), on se laisse surprendre par la désolation de la courante X. Loin des caricatures, les dynamiques de L’Achéron sont fines, les mouvements de crescendo et diminuando jamais trop amples… L’autre pavane (la piste 2 du disque) est moins mélancolique et trouve tout à fait sa place après la Cantio Gallica déjà citée : elle apporte une fraîcheur rassérénante. Il y a aussi une ampleur, un souffle, une tension qui se manifeste avec éclat, par exemple, dans la Courante XIX, fascinante de puissance.

Dans l’ensemble des pièces brille la lisibilité de la polyphonie, rendue possible par l’équilibre entre les parties et la qualité de conduite des lignes, mais aussi l’enthousiasme, un sens aigu de la caractérisation des pièces — on pense à une galerie de portraits. On se laisse porter par ce plaisir évident des musiciens de L’Achéron, par les rythmes clairement assumés mais jamais brusqués, par le châtoiement des timbres, leur rondeur, que ce soient ceux des violes et des intervalles que leur assemblage produit ou ceux des instruments qui réalisent le continuo — ah ! ce petit jeu d’ottavino (par exemple dans l’Allemande XVI), qu’il est charmant ! ah, les belles basses de théorbe ! Il faut dire que la prise de son de Jérôme Lejeune qui laisse résonner les instruments sans jamais les brouiller, n’est pas pour rien dans cette réussite.

Avec ce deuxième opus, L’Achéron apporte une collaboration décisive à la discographie de l’œuvre de Samuel Scheidt. Il s’agit incontestablement d’une très belle réussite, d’un enregistrement plein de séduction et qui dresse le portrait haut en couleur d’un compositeur qui opéra (déjà) une synthèse stylistique de la musique européenne — ne s’inspire-t-il pas, lui compositeur allemand, de chansons françaises et anglaises ?

Si Fétis ne goûtait pas les motifs mélodiques de Scheidt, c’est sans doute qu’il n’avait pas la chance d’entendre L’Achéron les jouer (ludere), se les passer d’une partie à l’autre, les faire miroiter par des phrasés subtilement variés… Et c’est bien une richesse de notre temps que de pouvoir goûter pareilles délices et relancer le disque pour les goûter de nouveau. Dira-t-on de ces Ludi musici, comme le laisse penser le tableau de Cornelis De Vos reproduit sur la pochette du CD, que « ce sont là jeux d’enfants » ? Si on nous le dit, nous rétorquerons que nous pouvons, s’il le faut, être de vrais gamins, et nous reprendrons volontiers une pleine poignée de ces bonbons-là.

Note

1. François-Joseph Fétis, Biographie universelle des musiciens et bibliographie générale de la musique, Bruxelles, 1844, t. VIII, pp. 81–82.

Extraits

Canzon super Cantionem Gallicam

Courante XIX

INFORMATIONS

Samuel Scheidt : Ludi Musici

L’Achéron
François Joubert-Caillet, dessus de viole et direction

1 CD, 68’09, Ricercar (Outhere), 2015. Ce disque peut être acheté en suivant ce lien.

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