Le voyage d’automne

par Loïc Chahine · publié dimanche 28 février 2016 · ¶¶¶¶

L’image de la viole de gambe est associée à l’Angleterre — où le consort a fleuri aux xvie et xviie siècles — et à la France, où le répertoire soliste imprimé a été d’une rare abondance. Toutefois, il ne faudrait pas oublier les terres germaniques, où la littérature pour viole ne se limite pas aux trois sonates de Johann Sebastian Bach. Ainsi, la figure de Johann Schenk (ou Schenck) ne peut être passée sous silence, non plus que celle de Telemann qui a écrit pour la viole non seulement des parties fondamentales dans sa musique de chambre (trios et quatuors), mais aussi des pièces pour viole seule, dont la sonate en ré majeur publiée dans Der Getreue Musik-Meister, et un recueil de douze fantaisies que l’on croyait perdu jusqu’à une date très récente et qui a été retrouvé en 2015.

Plus que le violoncelle, la basse de viole est alors le pendant du violon ; il est donc juste qu’une musique exigeante lui soit consacrée. Les sonates de L’Écho du Danube de Schenk sont de ce nombre, illustrant un monde musical entre deux styles : le stylus phantasticus du xviie siècle, imprégné de changements rapides d’humeur et de contrepoint, particulièrement bien représenté par la sonate VI, et l’influence des danses italo-françaises, plus chantantes, qu’illustre davantage la sonate V.

De la même manière, la sonate de Telemann, selon Emmanuelle Guigues, « incarne la tradition virtuose allemande héritée de Biber, avec son usage florissant d’arpèges et de gammes ». Elle trace aussi une voie originale, celle de la sonate pour viole seule, que les Anglais du siècle précédent n’auront fait qu’effleurer et que les Français laissent, au même moment, de côté ; avec en même temps un tour de galanterie qu’illustre parfaitement l’Andante initial, une recherche de l’effort semi dissimulé — on sait que c’est virtuose et que cela demande de la maîtrise, mais on évite d’avoir l’air de jouer quelque chose de difficile : pas besoin de le montrer, puisqu’on le sait —, « cachant l’art par l’art même » — in fine, il y a toujours l’art.

Comme dans le cas de la musique pour violon (ou pour violoncelle) seul, il faut une personnalité pour tenir l’auditeur en haleine qui, sans cela, sentirait trop vite qu’il n’y a qu’un modeste instrument qui joue. Emmanuelle Guigues a ce qu’il faut et parvient à réaliser cette plénitude attendue. Les deux sonates de Schenk sont d’éclatantes réussites : l’assurance technique et la projection du son, impérieuse, lyrique, quasi dramatique au début de la sonate VI, se mettent au service d’un jeu nuancé, souvent plein de délicatesse. On demeure un rien plus réservé quant aux deux mouvements vifs de la sonate de Telemann qui, à notre sens, manquent un peu de légèreté, de facilité, de galanterie ; Emmanuelle Guigues réussit en revanche avec maestria le difficile mouvement lent central. Dans l’ensemble, il paraît évident, à l’écoute, que chaque ingrédient musical a été savamment dosé pour parvenir à un résultat aussi fin qu’équilibré, aux teintes variées comme les couleurs de l’automne, mais souvent mélancolique — car les jours deviennent plus courts en automne, et après l’automne viendra l’hiver.

Notre regret principal — et il s’agit bien là d’un regret, non d’un reproche — concerne la présence de la cinquième suite pour violoncelle de Bach. Certes, l’arrangement fonctionne, certes, c’est très bien joué, certes, cela se justifie dans la perspective du disque (et encore mieux en concert où l’importance de l’instant est plus prépondérante que dans la fixité de la gravure discographique), mais ces œuvres sont très abondamment documentées dans la discographie, alors que bien d’autres pièces ne le sont pas et auraient sans doute mérité de figurer aux côtés de Schenk ; nous pensons ici particulièrement à August Kühnel, puisque certaines des Sonate ò Partite peuvent être jouées sans basse continue (voire ont été conçues pour l’être), et que le style se rapproche de celui de Schenk, voire l’annonce. Tout se passe comme si, au moment où l’on nous fait entendre un compositeur plutôt rare (Schenk), il fallait « compenser » en mettant à son côté du très connu.

Malgré ce regret, Emmanuelle Guigues offre là un disque tout à fait réussi qui propose un programme cohérent et de la belle musique où brillent de vraies qualités d’interprète — et c’est là l’essentiel.

Extraits

Schenk : Sonate VI, I, Adagio - Allegro - Adagio

Telemann : Sonate, III, Recitativo - Arioso andante

INFORMATIONS

Le Voyage d’Allemagne

Johann Schenk : Sonates V et VI de L’Écho du Danube
Georg Philipp Telemann : Sonate en majeur pour viole seule twv 40:1.
Johann Sebastian Bach : Suite V pour violoncelle twv 1011

Emmanuelle Guigues, basse de viole

1 CD, L’Encelade, 2016.

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