Il faut cultiver notre jardin

par Loïc Chahine · publié vendredi 6 mai 2016 · ¶¶¶

À une date indéterminée, un claveciniste indéterminé compila un recueil de danses extraites d’Alcide de Marin Marais arrangées pour son instrument. Cela aurait pu rester un fait oublié dans les livres d’histoire de la musique ultra spécialisés si la claveciniste Marie Van Rhijn n’avait eu l’idée d’enregistrer ces pièces.

Transcrire des passages d’opéra est une pratique bien courante pour les instrumentistes au xviie siècle. Comme le note Marie Demeilliez dans la savante notice du disque, « les transcriptions sont très présentes dans les manuscrits, au point que Lully, qui n’est pas connu pour avoir composé pour cet instrument, se trouve, avec environ 500 transcriptions de quelque 220 pièces différentes, être le compositeur le plus représenté de tout le répertoire de clavecin français. » Mais si l’on connaissait les passages d’opéras de Lully transcrits par Mouton pour le luth, ou d’Anglebert pour le clavecin, il est rare de s’attacher à transcrire une œuvre entière, et si l’on excepte le cas très particulier des Indes galantes, c’est vers l’Allemagne qu’il faut regarder pour retrouver une entreprise de si grande ampleur, quand Hesse transcrira pour les violes, dans les années 1740, de larges extraits d’opéras de Rameau comme Les Surprises de l’Amour ou d’autres œuvres lyriques. Mais cet Alcide pour clavecin n’est certainement un hapax pour nous que par ce qu’il a été noté : il a dû y avoir bien des occasions où des instrumentistes, dont des clavecinistes, s’appropriaient une partition d’opéra : ce devait être l’un des usages des publications chez les particuliers qui, à l’évidence, ne pouvaient que rarement entreprendre de « monter » une œuvre lyrique chez eux ; on imagine d’autant mieux cet usage quand on est face à une partition réduite où ne demeurent, pour les pièces instrumentales, que la basse et le dessus (les deux dessus dans les passages en trio) avec les chiffrages : ces chiffrages sont ni plus ni moins qu’une sorte de réduction de l’orchestre à cinq parties plus aisément lisible, car la basse continue, dans l’opéra français, ne jouait pas dans l’ouverture ni dans les danses. L’Alcide pour clavecin est sans doute l’un des rares témoins écrits, notés, d’une pratique probablement assez courante.

Pourquoi l’avoir noté ? se demande-t-on alors. Sans doute pour fixer, au moins une fois, l’abondance d’ornements dont la musique est parée, car, comme dans les pièces et transcriptions de d’Anglebert, on serait tenté de dire qu’« il y en a partout ». Peut-être était-ce un exemple pour un élève. Peut-être que le claveciniste inconnu ne possédait pas la partition d’Alcide et la copiait pour rendre ensuite l’exemplaire qu’il avait emprunté tout en conservant quelques part ses passages préférés. On peut rêver aux hypothèses…

Marie van Rhijn a choisi de compléter les passages d’Alcide par quelques pièces de viole du même Marin Marais transcrites pour le clavecin. On pourrait le regretter, et, tant qu’à compléter, on aurait pu préférer que d’autres passages d’Alcide (par exemple des chœurs) soient venus rejoindre ceux sélectionnés par le claveciniste inconnu, mais l’agrément de ces pièces de viole jouées au clavecin est tel qu’on se réjouit plutôt de les entendre ainsi. Les transcriptions sont réalisées avec art, certainement, mais jouées aussi avec un goût très sûr, laissant de côté les effets superflus pour faire sonner la musique : car, aussi surprenant que cela puisse paraître, même au clavecin, ces pièces de viole font une musique qui sonne avec un naturel déconcertant. Il faut croire que Marin Marais a su trouver les formules mélodiques et les intervalles qui, tout simples qu’ils soient, « marchent ».

Faire sonner la musique, mais aussi l’instrument, car ce disque est aussi l’occasion d’entendre un clavecin ancien original, anonyme, daté de 1679. Il est présenté dans le livret par Michel Devynck, qui, après en avoir décrit tous les éléments, conclut : « Tout dans ce clavecin anonyme semble indiquer l’œuvre d’un maître », et nous ajoutons : à commencer par le son, aussi varié que plein, rond, charnu. Marie van Rhijn semble avoir un véritable plaisir à faire sonner l’instrument, et ce plaisir est communicatif.

Le toucher semble très maîtrisé. Le phrasé, dans quelques pièces au début du disque, n’est pas sans raideur ou sans sécheresse, mais s’arrondit et s’assouplit rapidement — on se demande pourquoi, d’ailleurs, ce défaut a subsisté au début alors qu’il n’est pas là ailleurs. On en apprécie surtout la précision. Marie van Rhijn semble aussi à l’aise dans les deux aspects, presque contradictoires, illustrés par son programme : le théâtre et la danse dans Alcide, la méditation et l’intimité dans les pièces de viole. Si certaines pièces de l’opéra sont d’un intérêt, disons, secondaire (elles perdent la variété de l’orchestration ainsi que leur fonction dramatique, même si le livret essaie d’en donner une idée), plusieurs ont bien de l’allure, et l’on goûte avec délice le grand « Caprice » du deuxième acte avec (avec sa partie centrale en chaconne), on s’amuse des sonorités aiguës et mignonnettes du petit menuet qui la suit ; et parmi les pièces de viole, on est emporté par la noble gravité de La Polonoise, on est touchés par le superbe Tombeau pour M. de Lully, dont la lecture, ici, est magistrale de justesse.

Ce disque Dans les jardins d’Eurytus est peut-être bien, ainsi que le laisse entendre son titre, comme une promenade fleurie : certaines des pièces, sans être exceptionnelles, ne sont « qu’ » agréables, d’autres par leur charme retiennent véritablement l’auditeur qui se plaît à les contempler.

Extraits

Alcide, « Caprice »

La Polonaise

INFORMATIONS

Marin Marais, Dans les jardins d’Eurytus

Extraits d’Alcide et pièces de viole transcrites pour clavecin.

Marie van Rhijn, clavecin Ad Diem 1679.

1 CD, 70’41, Evidence classics, 2016.

Ce CD peut être acheté en suivant ce lien.

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