Signori, un capolavoro*

par Loïc Chahine · publié vendredi 16 septembre 2016

Pour sa quatrième édition, le Festival international Alessandro Stradella, basé à Nepi, ville natale présumée du compositeur, s’est ouvert avec l’oratorio Santa Pelagia, assurément l’une des partitions les plus riches de Stradella. C’est aussi une partition (et un livret) pour le moins ambigu, et Stradella et son librettiste y livrent une vision pour le moins personnelle du cheminement de la Sainte.

Mais qui était donc Sainte Pélagie ? Les Vies des Saints pour tous les jours de l’année donnent deux Pélagie ; celle qui nous occupe est fêtée, éventuellement, le 8 octobre.

Sa première profession fut d’être comédienne à Antioche. Ayant été touchée d’une exhortation qu’elle entendit faire à Saint Nonne, évêque d’Héliopolis, elle écrivit au Saint pour lui demander la permission de l’aller trouver. Nonne lui répondit : « Je consens à ce que vous demandez : mais prenez garde dans quel esprit vous viendrez chez moi ; songez que vous ne pouvez tromper Dieu. » […] Pélagie […] courut se jeter aux pieds de Saint Nonne, et le conjura de lui donner le baptême […]. Elle reçut donc le Baptême, et les Sacrements de Confirmation et d’Eucharistie, qui se donnaient alors ensemble. Le huitième jour après son Baptême, […] elle se revêtit d’un cilice et d’un méchant habit, et étant partie la nuit même, elle s’en alla secrètement à Jérusalem, se bâtit une cellule sur la montagne des Oliviers et s’y enferma. Elle passa le reste de sa vie dans une pénitence extraordinaire.

L’oratorio de Stradella, sur un livret d’un auteur inconnu, relate en fait la conversation de la « comédienne » (parfois dite prostituée : mais à l’âge classique, ces deux professions peuvent parfois se confondre), haranguée par Saint Nonne ou Nonnus (Nonno en italien) et la Religion, mais aussi tentée par le Monde.

N.B. Cette critique est assez longue. Elle expose d’abord le livret de l’œuvre assez en détail, puis donne quelques brefs jalons sur la partition, avant d’en arriver enfin à ce qui concerne spécifiquement le concert du 10 septembre 2016. On pourra passer l’une ou l’autre des parties, lesquelles sont indiquées par des titres.

Le livret

Les quatre personnages débattent : l’allégorie du Monde s’oppose d’abord seulement à Nonnus, rejoint ensuite par l’allégorie de la Religion, qui immédiatement se présente comme un personnage pour le moins ambigu : après avoir déclaré « io sono Religione guerriera », le premier air du personnage promet « flèches et foudres du Dieu qui tonne. » Est-ce donc là le Christianisme ? Après cet air, la Religion offre une alternative à Nonnus : « Je porte en ma main la guerre et la paix : laquelle des deux te plaît ? » Et Nonnus de rétorquer qu’il souhaite « vaincre » Pélagie par les prières. Les deux personnages se retirent pour laisser à Pélagie le soin de conclure la première partie par un long monologue, alternant récitatifs et airs, où, manifestement, elle ne se préoccupe pas tant encore du bon Dieu, vantant « la douce liberté », le plaisir de « se mettre des fleurs dans les cheveux, se décorer le visage, et au brillant conseil d’un clair miroir, préparer son sourire, accommoder son regard »…

C’est également Pélagie qui ouvre la deuxième partie, à peu près dans le même esprit, avec en particulier un air tout à fait enjôleur, « Quanto è dolce con due guardi / mille cor saettar, Comme il est doux de darder mille cœurs de deux regards ». La religion vient pour la gourmander, l’invitant à abandonner ces affaires d’amour, mais la future sainte, loin de se laisser convaincre par un seul air et récitatif, rétorque à la Religion : « T’inganni se tu credi sciogliere il cor dall’amoroso laccio, Tu te trompes si tu penses détacher mon cœur des liens amoureux », et le Monde s’empresse de venir assister sa pupille : elle ne s’y trompe pas d’ailleurs et l’appelle bonnement « Mio monarca! ». De fait, ni Nonnus ni la Religion n’apportent aucun argument décisif, et Pélagie continue de se faire le héraut du monde. La conversation est brutale et totalement inexpliquée : après un chœur de Mondains, Nonnus tente encore d’appeler Pélagie, le Monde veut le chasser, et, hop, d’un seul coup, Pélagie déclare à Nonnus : « Eccoti vinto il cor, già trionfasti, Voici mon cœur vaincu, tu as triomphé ». Elle finit par déclarer qu’elle « part dans les bois solitaires » qui, en vérité, ne contrastent pas beaucoup avec les fleurs et les ruisseaux qu’elle vantait dans son monologue initial ; on retrouve même certains mots à l’identique (son premier air commençait par « Ermi tronchi » (littéralement, « troncs solitaires »), et l’on retrouve d’« erme piante » dans son dernier monologue) : manière pour le librettiste de signaler qu’au fond, elle n’a pas changé ? Sainte Pélagie est-elle une sainte écologiste ? Ce qui est certain, c’est qu’elle a l’air, en fait, aussi peu sainte que Stradella lui-même.

La partition

La Santa Pelagia de Stradella nous a été transmise par un seul manuscrit qui pose quelques problèmes. En effet, ce manuscrit, aujourd’hui conservé à Modène, livre une version avec des parties de violons et d’alto, et même une sinfonia d’ouverture ; mais d’après Andrea De Carlo, sans doute l’interprète le plus familier de l’œuvre de Stradella aujourd’hui, ces parties de cordes sont apocryphes : malhabiles, elles auraient été ajoutées par une autre main, à posteriori, pour répondre à une évolution du goût. Certains indices vont en ce sens. Que l’on prenne, par exemple, le dernier air de Nonnus. Dans la partition de Modène, il est introduit par une ritournelle à quatre parties de cordes paraphrasant le début de la basse continue de l’air, mais les parties de cordes n’interviennent aucunement dans l’air, accompagné par la basse continue seule.


Ritournelle de l’air « O del polo » (fo 47).


Début de l’air « O del polo » ((fo 47).

De fait, la version avec la seule basse continue qu’Andrea De Carlo propose avec son ensemble Mare Nostrum fonctionne si bien qu’on se demande même comment on pourrait avoir écrit autrement. Comme Santa Editta, oratorio avec lequel Santa Pelagia a beaucoup en commun, et en particulier son caractère de joute oratoire plus que d’action dramatique à sujet religieux, Santa Pelagia serait donc un oratorio pour voix et basse continue, sans rien de plus.

Mais ce sans-rien-de-plus est largement suffisant, car la basse elle-même est extrêmement riche, variée, développée, et suffit à évoquer. Dès le premier air de Sainte Pélagie, on est stupéfait de cette richesse, de cette perpétuelle inventivité, car si des motifs reviennent, le rythme, leur placement dans la mesure varie :


Ritournelle de l’air « O del polo » (fo 5v).

S’il s’agit d’évoquer les guerres ou les flèches, les motifs du continuo y suffiront. Stradella ménage des surprises harmoniques autant que ces lignes mélodiques infinies et torturées. L’adéquation du texte et de la musique est parfaitement réalisée. On ne saurait dire quels sont les sommets de la partition, tant chaque air, chaque récitatif, est un fruit mur.

Nepi, 10 septembre 2016

Andrea De Carlo ne s’y est pas trompé, déclarant en ouverture du concert que chacun des oratorio de Stradella était particulier et que Santa Pelagia était peut-être le plus singulier. Il a su faire véritablement vivre la partition avec une équipe de chanteurs admirablement choisis, tous au service de l’œuvre et du plaisir esthétique, et de l’ensemble Mare Nostrum en formation uniquement continuiste de luxe aussi bien par l’effectif (deux théorbes, un archiluth, une harpe, trois basses d’archet, un clavecin et un orgue) que par les qualités d’exécution et de suggestivité déployées tout au long de l’œuvre.

Chacun des protagonistes de cette aventure conduite par Andrea De Carlo s’est montré absolument exemplaire, surpassant les espérances. Roberta Mamelli, très exposée par le long rôle de Sainte Pélagie, se pare d’une voix aussi séduisante qu’élégante, puissante sans être jamais forcée, ronde, avec presque un rien d’air — vraiment presque un rien, juste ce qui suffit à la rendre terriblement humaine et attachante. D’un bout à l’autre de l’œuvre, et en particulier dans les longs monologues, elle tient l’auditeur en haleine et fascine. Ce n’est pas la moindre qualité des autres que de parvenir à exister à côté d’une soprano de cette classe. Et pourtant, on écoute avec autant de plaisir Raffaelle Pé, l’un des contre-ténors dont le timbre combine rondeur et suavité, dont le chant allie attention au texte et sens de la phrase musicale, avec une absence totale d’esbroufe ; par chance, le rôle de la Religion est écrit dans une tessiture qui lui convient idéalement bien, mettant en valeur aussi bien un bas médium charnu et sonore qu’un registre aigu à peine plus clair, mais à la couleur plus satinée. En Nonnus, le ténor Luca Cervoni peut faire montre d’une vocalisation exemplaire, mais aussi d’un timbre fort aimable, magnifiant les airs modérés (très beau « Vedi in calma il mar placato »). Enfin, on retrouve Sergio Foresti, que nous avions déjà entendu l’an passé dans Santa Editta, qui campait un Monde tantôt bonhomme, tantôt impérieux, ayant l’occasion de faire admirer sa vocalisation, mais aussi et surtout un aigu, abondamment sollicité, tout en chant, tout en moire sombre.

Comme pour Santa Editta en 2015, Guillaume Bernardi signait une sobre mise en espace, véritablement utilisation de l’espace de l’église (c’est-à-dire des deux niveaux car la basilica concattedrale de Nepi est en fait sur deux niveaux, comportant dans le chœur une sorte de tribune ou balcon), aux effets parcimoniaux mais réussis (le Monde chante son désespoir, peu avant la fin, non plus à la tribune ou à côté du continuo, mais entre les deux rangées de bancs de l’église). Il faut saluer, une fois encore, la sagesse et le discernement du travail ici opéré, loin d’une volonté de faire « théâtre d’aujourd’hui », proche, au contraire, de l’esprit rhétorique de l’œuvre.

Tout cela ne serait sans doute rien sans le travail acharné d’Andrea De Carlo, sa direction avertie, fruit de plusieurs années à côtoyer la musique de Stradella. La qualité essentielle de Mare Nostrum dans ce répertoire, c’est d’en faire toujours juste assez : jamais trop, jamais trop peu. L’expressivité est maximale : plus, et ce serait vulgaire. Mais pour autant, pas question de rester en-deçà des possibilités expressives de la partition : le continuo est puissant, évocateur, toujours en adéquation avec le texte.

Quand on prend conscience des difficultés de la partition, de sa complexité, de sa constante inventivité, presque déroutante, on mesure le travail accompli, car ici, tout paraissait génial, certes, mais aussi évident. Andrea De Carlo transmet la musique de Stradella avec une éloquence telle que nous avons l’impression de la comprendre. On ne saurait imaginer la Santa Pelagia autrement que comme cela, fulgurante, incandescente. Et l’on ne peut que se réjouir que de telles splendeurs aient trouvés de tels défenseurs.

Note

* « Messieurs, un chef-d’œuvre. »

Remerciements

Le Babillard souhaite remercier toute l’équipe du Festival Alessandro Stradella, et en particulier Andrea De Carlo pour son invitation, Manuela Sommelle pour l’organisation et Tonino Tronca pour les transferts sur place.

INFORMATIONS

Alessandro Stradella : Santa Pelagia

Concert du 10 septembre 2016, Nepi, Italie, donné dans le cadre du Festival Alessandro Stradella.

Photos du concert de Filippo Trojano.

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