Un caravagesque au Musée de Nantes

par Loïc Chahine · publié dimanche 21 janvier 2018

Il est désormais courant, en musique ancienne, de découvrir de nouveaux compositeurs dont on n’avait guère entendu parler. La même chose dans les « Beaux Arts » est bien moins courante, et l’on peut dire qu’à cet égard, l’exposition consacrée à Nicolas Régnier par le Musée d’Arts de Nantes est un évènement. Car qui connaît Nicolas Régnier — qui le connaissait avant de voir fleurir par la ville les affiches qui montrent ce jeune homme assoupi la tête sur sa main ?

Peintre mineur, petit-maître ? On pouvait le craindre — mais dès qu’on entre dans l’exposition, la beauté caravagesque des premières toiles (comme Saint Matthieu et l’Ange) saute au visage, prend à la gorge et extirpe de l’esprit le moindre soupçon : Nicolas Régnier fut un grand peintre.


Saint Matthieu et l’Ange, huile sur toile, H. 1,08 x L. 1,12 m, Sarasota, John and Mable Ringling Museum of Art © Droits réservés.

Pourquoi donc a-t-il été globalement ignoré jusqu’à cette exposition, la première à lui être entièrement consacrée ? Nicolas Régnier est né à Maubeuge, dans les Flandres, vers 1588 ; il a été formé à Anvers, à partir de 1601 ; vers 1615, on le retrouve à Rome, en même temps que d’autres peintres comme Valentin de Boulogne, à qui une exposition a récemment rendu hommage, et Simon Vouet. Dix ans plus tard, il quitte Rome pour Venise où il demeurera jusqu’à sa mort en 1667. Voilà donc un peintre qui, venant des Flandres, avec un nom français, a fait toute sa carrière en Italie, italianisant son nom en Niccolò Renieri — cela suffit à brouiller les pistes, et ses œuvres seront classées tantôt chez les Flamands, tantôt chez les Français, tantôt chez les Italiens.

À travers trente-neuf tableaux, l’exposition nantaise, coordonnée par Adeline Colange-Perugi et Annick Lemoine, offre un parcours équilibré à travers les deux périodes d’activité (et lieux) de Régnier — Venise et Rome — qui illustrent pas moins de quatre style différents. Le premier, c’est le caravagisme qui fleurit à Rome au début du XVIIe siècle et avec lequel Régnier pourra se familiariser auprès de son maître Bartolomeo Manfredi : personnages venus de la rue, clairs-obscurs accusés, font sombres et fermés, scènes de genre, jeux de regards poignants, voilà les recettes de cette peinture où, déjà, le plaisir de la matière se fait jour avec, dès les premières toiles, de somptueux tissus. Régnier excelle à créer de l’activité en dispersant les regards, comme dans Joueurs de dés et diseuse de bonne aventure, où il semble qu’il n’y ait pas deux personnages qui tournent les yeux dans la même direction.


Autoportrait au chevalet, huile sur toile, H. 1,11 x L. 138 m, Cambridge, Fogg Art Museum, Harvard University Art Museums © Mrs. Eric Schroeder.

C’est à Rome aussi, dans la confrérie des Bentvueghels, où il côtoie Valentin de Boulogne (récemment honoré d’une exposition parisienne), que Régnier reçoit son surnom : « l’homme libre ». Chacun avait le sien. On ignore pourquoi — mais il est tout de même plus flatteur que celui de Dirck van Baburen : Biervlieg, « mouche à bière ». C’est encore à Venise que Régnier trouve son premier grand patron, le marquis de Giustiniani. L’une des toiles les plus célèbres de Régnier est d’ailleurs l’Autoportrait au chevalet, où on le voit peignant le marquis de Giustiniani, où le peintre semble vouloir abolir l’espace de la toile dans la toile et suggérer un dialogue entre le sujet peint et le peintre — un dialogue que le spectateur viendrait interrompre.


Saint Sébastien soigné par Irène et sa servante, huile sur toile, H. 1,70 x L. 1,40 m, Kingston-upon-Hull, Ferens Art Gallery © Bridgeman Images.

La deuxième manière est celle de Venise : les fonds s’ouvrent progressivement (Saint Sébastien soigné par Irène et sa servante, illustration ci-dessus), la lumière se fait plus douce et plus brillante, Régnier devient un admirateur éperdu de Guido Reni — dont une Madeleine pénitente est présentée dans l’exposition. De cette période, on retiendra en particulier le Saint Sébastien déjà cité, où la souffrance du saint laisse place à une sensualité très ambiguë. On appréciera d’ailleurs de pouvoir comparer ce Saint Sébastien à celui que Régnier avait peint à Rome, présenté quelques pas plus tôt dans l’exposition.

On peut de même comparer les trois David, et en particulier celui de Dijon et celui de Belgrade, le second semblant une réinterprétation du premier. Signalons aussi deux visions de Sophonisbe, complémentaires et séduisantes : l’une venue de Kassel, l’autre, splendide, de Padoue. Cette seconde Sophonisbe illustre bien l’évolution de la manière de Régnier, et en particulier de ses sujets : aux gens du peuple de Rome, comme l’Homère jouant de la lira da braccio où il faut être bien attentif pour distinguer les lauriers sur la tête de l’aveugle, succèdent les riches parures ; le goût pour les tissus, manifeste dès les toiles romaines (par exemple La Diseuse de bonne aventure), éclate définitivement à Venise.


Portrait de la comtesse Bulgarini, vers 1638-1639, huile sur toile, H. 0,73 x L. 0,55 m, Modène, Museo Civico d’Arte Medievale e Moderna © droits réservés.

Mais à Venise, où il passe une quarantaine d’années — car Régnier est un peintre qui a joui d’une étonnante longevité, il est mort à un peu plus de soixante-quinze ans —, il se fait également portraitiste. Là, l’héritage des Flandres se fait sentir, qui s’illustre ici par deux portraits qu’on croirait flamands : voyez, par exemple, le Portrait d ela comtesse Bulgarini !.

L’exposition s’achève avec quelques œuvres qui témoignent de l’excellente implantation de Régnier dans la Cité des Doges : des commandes religieuses qui semblent répondre si bien à leurs commanditaires qu’elles accusent une certaine fadeur à nos yeux déjà bien éblouis par tout ce qui a précédé.


Vue de l’exposition (avec, à gauche, La Vierge de l’Annonciation et L’Ange de l’Annonciation, à droite Madeleine pénitente) © Musée d’arts de Nantes - M. Roynard.

Mais la visite ne s’arrête pas encore tout à fait : après l’espace violet de Rome et le bleu de Venise, un troisième espace est consacré d’une part aux nouvelles technologies, qui permettent, avec des applications aussi bien faites que divertissantes, d’évoquer l’activité de collectionneur et de marchand d’art (et de faussaire) que Régnier développa à Venise, d’autre part d’occuper les plus jeunes puisqu’une jolie pièce « pour les enfants » a été installée en sortie d’exposition, invitant les plus ou moins jeunes à prendre les habits de quelques personnages de Régnier ou à se mettre à la table à dessin pour expérimenter le clair-obscur.

Que ce soit en en faisant le prétexte d’un petit voyage ou en s’échappant quelques heures de la frénésie de la Folle Journée qui approche, il faudra donc se précipiter au Musée d’Arts de Nantes pour aller à la rencontre de ce peintre oublié et séduisant. Ce n’est que là que l’on pourra réaliser ce que la peinture de Régnier semble appeler : un dialogue entre la toile et son spectateur.

INFORMATIONS

Nicolas Régnier. L’homme libre

Du 1er décembre 2017 au 11 mars 2018 au Musée d’Arts de Nantes.

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