Armide, troisième, ça tourne !

par Pierre-Antoine Miron · publié mardi 2 avril 2019

En ce 1er avril, le public venu distraitement au Théâtre des Champs-Élysées, attiré par une affiche prometteuse annonçant « Armide », « Lully », « Hervé Niquet » et « Véronique Gens » a bien pu croire à un poisson d’avril aux premiers accords de l’ouverture du concert. Cette Armide totalement inédite, restée inachevée même, n’était en effet pas vraiment celle de Lully… Nouveau fruit de la collaboration qui unit de longue date le Centre de musique baroque de Versailles et Le Concert Spirituel, l’Armide « d’après Lully », de 1778, prolonge l’expérience entamée il y a trois ans avec la recréation du Persée, « d’après le même », de 1770. L’un et l’autre témoignent de la réalité des pratiques et des goûts, de l’évolution du style et de l’esprit général de la France musicale des années 1770, alors que la tradition lulliste et ramiste était encore vivace, mais que déferlait la révolution Gluck.

Pourquoi cette Armide tardive et non les œuvres un peu mieux connues de Lully (l’originale) ou de Gluck ? C’est que le CMBV aime sortir des sentiers battus, et c’est incontestablement à une telle institution de témoigner des pratiques révolues d’une époque – quand bien même elles peuvent paraître aujourd’hui sacrilèges — et de les offrir à un public friand de raretés (quoiqu’on en pense). Ensuite, à chacun de juger. Les versions alternatives interprétées par Hervé Niquet semblent particulièrement appréciables à l’heure où Christophe Rousset poursuit son intégrale des opéras de Lully.

L’histoire de cette Armide de 1778 est passionnante : alors que la version de Gluck (1777) est chahutée par un public conservateur qui reproche au compositeur son lèse-majesté envers la partition de Lully, l’Académie royale de Musique (l’Opéra de Paris) envisage de remonter la version « originale »… mais le clavecin ayant été retiré de la fosse d’orchestre un an plus tôt, il n’est plus possible de faire entendre les anciennes partitions avec basse continue. On charge donc Louis-Joseph Francœur (neveu de François Francœur et alors chef d’orchestre adjoint de l’institution — il en deviendra le directeur une dizaine d’années plus tard — de remanier la partition pour conserver une part non négligeable de Lully, mais pour l’adapter aux contingences « modernes ». Le travail de Francœur est donc guidé par une pratique autant qu’une esthétique. De Lully, on admire toujours la grande déclamation : ce sont donc principalement les lignes de chant qui sont conservées, quoique partiellement retouchées, notamment pour donner plus d’espace au chant, ou accentuer des effets dramatiques. On retrouve aussi quelques grands chœurs comme « Suivons Armide et chantons sa victoire » (acte I) ou « Les plaisirs ont choisis pour asile » (acte V). Presque tout le reste est de Francœur : les harmonies, les accompagnements du récitatif, les « airs » véritables, les danses, les chœurs.

Comme Dauvergne, La Borde, Bury, Cardonne et quelques autres, Louis-Joseph Francœur fait partie de cette génération active dans les années 1760, à cheval entre baroque et classique : pour nos oreilles modernes, son style peut paraître composite, piochant tantôt du côté de Rameau, tantôt du côté de Gluck — on entend même Mozart par moments ! Mais ce serait lui faire un faux procès que de dénigrer ce style comme ne rentrant pas parfaitement dans les cases esthétiques et chronologiques reconstruites après coup par une histoire de la musique qui aime à compartimenter : la pluralité des effluves de la partition de Francœur ne produit étonnamment aucune distorsion, aucun à-coup violent. Preuve en est des dernières notes de la célèbre passacaille chantée de Lully, s’enchaînant sur des fanfares de cors on ne peut plus classiques : on s’étonne que cela fonctionne alors que les deux passages sont éloignés de près d’un siècle ! On peut toutefois reprocher à Francœur d’aimer trop la grandiloquence (le divertissement du premier acte est un peu roboratif) et de développer ses ballets un peu longuement — mais c’est un « défaut » qui ne vaut qu’en version de concert (ou mal mise en scène), commun à la majorité des opéras français des XVIIIe et XIXe siècles). Les récitatifs sont arrangés avec art, les transformations harmoniques et mélodiques corsant un peu le ton « Grand Siècle » mais évitant toujours les tunnels que Gluck et Piccinni n’ont pas su éviter. La déclamation, comme la théâtralité, sont bien françaises, héritières d’un savoir-faire ancestral. Des pages ressortent immédiatement — applaudies par le public durant le concert — dont l’impressionnant divertissement de l’acte III confié à la Haine et sa suite, plusieurs passages de l’acte IV entièrement de la plume de Francœur, mais aussi le remaniement du célèbre « Enfin il est en ma puissance » couronné par un nouvel air pour Armide, vaillant et héroïque à la manière d’Alceste et d’Iphigénie en Tauride de Gluck. Au début de l’acte II, Renaud se voit confier deux magnifiques ariosos très contrastés, tandis que le divertissement du sommeil se pare d’une poésie et d’un raffinement bienvenus. À côté de ces pièces « modernes », on applaudit aussi un air tendre et virtuose avec flûte tiré de Manto la fée de Stuck (1710 !) et la dernière scène d’Armide, peu ou proue dans sa version originale de 1686 et que Francœur semble n’avoir pas oser retoucher. Définitivement, cette Armide 1778 est plus qu’une expérience : c’est une troisième Armide française, entre Lully et Gluck qui, si elle ne peut prétendre détrôner les deux autres, trouve sa juste place entre elles et mérite absolument d’être entendue, d’autant qu’elle est servie par un plateau magnifique.

S’agissant d’une « première », les interprètes ne peuvent manquer de laisser entendre des fragilités ça et là, et l’on sent parfois un stress palpable d’aborder ces deux heures et demi de musique très exigeante après seulement quelques jours de répétition. Mais les reprises à suivre et l’enregistrement futur devraient les faire oublier. Avec Armide, habillée d’une magnifique robe de circonstance, Véronique Gens aborde un rôle à sa mesure : non seulement on admire les qualités de la chanteuse — une voix sonore et capiteuse sur toute la tessiture avec ce qu’il faut de métal dans les passages les plus dramatiques — mais on ne peut que la louer d’avoir accepté cette version, plutôt que non celles de Lully et de Gluck : les œuvres moins évidentes on besoin d’artistes plus en vue. On se réjouit par ailleurs, au moment où s’apprêtent à paraître des Indes galantes où elle tient le rôle de Phani, de la retrouver dans le répertoire baroque. Reinoud Van Mechelen est idéal en Renaud : sa voix de haute-contre s’étoffe avec les années. S’il n’a rien perdu de son aisance dans les aigus et de son timbre enchanteur, il trouve désormais des accents héroïques et un engagement qui le destinent sans doute à aborder bientôt la musique romantique au même titre que Cyrille Dubois ou Julien Behr, avec lesquels il partage ce goût de la grande déclamation française. Artiste polymorphe, Tassis Christoyannis ne cesse d’étonner : voilà le plus français des barytons grecs ! Qui d’autre que lui peut chanter Mozart, Verdi, Gluck et Rameau avec tant de classe, et se permettre d’enregistrer des mélodies de Gounod, Lalo ou David qui sont autant de disques de référence ? D’une belle autorité en Hidraot mais mieux mis en valeur dans le rôle de la Haine, il fait entendre un chant idéal de force, de concentration et de projection, tout en goûtant la moindre syllabe de son texte. Phénice et Sidonie sont luxueusement distribuées à Chantal Santon-Jeffery et Katherine Watson, plus habituées aux premiers rôles. La première brille particulièrement au quatrième acte, dont elle est la figure centrale. Un air avec flûte sollicitant l’aigu de la tessiture dévoile ses moyens généreux mis en relief par un style impeccable. La seconde est touchante et poétique comme il se doit dans le divertissement de l’acte II et, plus encore, dans le solo de la passacaille (« Les plaisirs ont choisi pour asile ») que Francœur destine ici à une soprano et non une haute-contre. Philippe-Nicolas Martin, un des meilleurs barytons français de la nouvelle génération, a l’occasion de se mettre en valeur dans toutes les scènes où il intervient : en Aronte à l’acte I, Artémidore à l’acte II et surtout Ubalde aux actes IV et V. La voix est riche et projetée, la diction impeccable, et la présence indéniable. Si ses moyens lui permettront sans doute d’aborder le grand répertoire romantique, espérons qu’il ne quittera pas celui du XVIIIe siècle où on a régulièrement l’occasion de l’entendre grâce à la complicité qu’il entretient avec le CMBV. En chevalier danois, Zachary Wilder lui donne la réplique avec autorité et aplomb, conférant à son rôle plus d’épaisseur qu’il n’en a habituellement.

Hervé Niquet et Le Concert Spirituel donnent un relief marqué à la partition, et la situe stylistiquement exactement à sa juste place entre Rameau et Gluck. Malgré quelques passages encore fragiles, l’orchestre trouve des sonorités chatoyantes et poétiques et se fait valoir en maintes occasions. Le chœur excelle, comme à son habitude : une vingtaine de chanteurs produisent autant de son que des phalanges « modernes » trois fois plus importantes numériquement, preuve du travail du chef sur le placement vocal. L’articulation du texte est exemplaire. Partout, la poésie est au rendez-vous. Le public, impressionné lui réserve d’ailleurs une juste ovation. Le chef, concentré sur une partition difficile, témoigne du même engagement et du même savoir-faire que sur le Persée gravé en 2016. Un peu plus de souplesse et de respirations achèverons ce que le travail et la technique ont permis de réaliser lors de cette première.

Captée pour la radio puis pour un enregistrement, cette Armide ravira assurément les accros de la rareté, mais devrait aussi séduire les amoureux de l’opéra français, lullistes comme gluckistes. Gageons que le CMBV et le Théâtre des Champs-Élysées sauront trouver et programmer d’autres pépites pour les saisons futures — et guettons déjà, dans à peine moins d’un an, Acante et Céphise de Rameau confié à Alexis Kossenko et ses Ambassadeurs, avec rien moins que Sabine Devieilhe et Cyrille Dubois dans les rôles-titres.

INFORMATIONS

Jean-Baptiste Lully, Louis-Joseph Francœur : Armide
Création de la version inédite de 1778 Paris, Théâtre des Champs-Élysées, 1er avril 2019

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