Rameau, évidemment

par Loïc Chahine · publié jeudi 19 mars 2015 ·

Au revoir 2014 a rimé, pour beaucoup, avec au revoir Rameau, de sorte que l’enregistrement dont je vais parler n’a pas bénéficié de la promotion qui a été faite autour d’un des premiers disques de « l’année Rameau », intitulé L’œuvre pour clavier, et qui s’était attiré mon ire — clamant dans le désert d’ailleurs. Que l’on joue Rameau au piano, passe — même si ça ne m’intéresse pas. Que l’on en fasse un des fers de lance de l’année qui célébrait le compositeur me paraissait déjà beaucoup moins opportun (et plus opportuniste, pour ne pas dire démagogique). Que l’on prétende que les œuvres sont pour clavier m’a excédé : « s’il y a bien une chose que je déteste, c’est le mensonge ! (et les gens qui font “youhou” dans les aéroports) ». Les pièces ne sont pas pour clavier, au choix, libre, les pages de titres des ouvrages sont claires et elles disent toutes « pour clavecin ». Ne laissez donc pas croire à une ambiguïté qui n’existe pas, et, si vous voulez jouer Rameau au piano, assumez ! c’est un arrangement, finalement, et le sacro-saint Glenn Gould lui-même le concevait ainsi pour le sacro-saint Bach : jouer ces compositeurs sur un instrument qui n’est pas celui qu’ils ont demandé, c’est un arrangement. Et le disque en question ne fut d’ailleurs pas le seul : nombreux ont été les enregistrements au piano, beaucoup moins au clavecin — même s’il y en a eu —, mais celui qui changerait la donne, qui était annoncé, a un peu tardé à paraître.

Premier Livre, Prélude.

Les pièces pour le clavecin de Rameau font un peu le portrait de la jeunesse du compositeur, de son avant-l’opéra. Jeunesse toute relative : il ne réussit à obtenir un livret à mettre en musique, qui sera Hippolyte et Aricie, qu’alors qu’il va sur ses cinquante ans — encore l’abbé Pellegrin a-t-il demandé une garantie financière, encore le mécène La Pouplinière n’est pas pour rien dans cette accession, enfin, au monde lyrique. Mais auparavant, Rameau ne fabriquait pas des paniers en osier, il ne marchandait pas du vin de sa natale Bourgogne — il faisait déjà de la musique, et il nous en reste un peu. Outre l’œuvre théorique, il y a les cantates, dont on attend toujours une bonne intégrale, certaines restant peu fréquentées (« Les Amants trahis », « Aquilon et Orithie »), et bien sûr, les pièces pour « son instrument », le clavecin — puisque bien qu’il tînt plusieurs tribunes, il n’a rien laissé pour l’orgue. Dès 1706 paraît un Premier livre de pièces de clavecin qui ne contient en fait qu’une seule suite, présentant les danses usuelles de la musique instrumentale baroque (Allemande, Courante, Sarabane, Gigue, Gavotte, Menuet), un très beau prélude et une “Vénitienne” qui eut son succès ; on le sait parce que des paroles, galantes, furent plus tard apposées dessus :

C’est pour vous Iris que je soupire,
Je sens mon feu croître à chaque instant ;
Mais que me sert-il de vous le dire,
Si vous n’en croyez mon serment ?

Il faut ensuite attendre 1724, soit deux ans après l’opus majus théorique qu’est le Traité de l’harmonie réduite à ses principes naturels, pour voire paraître un nouveau livre de Pièces de clavessin [sic], où les danses ont presque entièrement cédé la place aux pièces de caractères, dont plusieurs sont restées fameuses comme le “Rappel des Oiseaux”, les “Tendres plaintes” ou l’“Entretien des Muses”. On y croise aussi le “Tambourin” qui restera longtemps la seule chose de Rameau qui sera vraiment connue, pour être apprise dans les cours de piano, mais qu’auparavant Rameau lui-même réutilisera dans Les Fêtes d’Hébé. Car les pièces de clavecin constitueront, pour certaines, la matière de certains passages de ces opéras. Ainsi, la “Musette en rondeau” du livre de 1724 se retrouvera aussi dans Les Fêtes d’Hébé (IIIe entrée, scène vii) et connaîtra aussi, en son temps, la fortune, entre autre suite à son réemploi par Favart dans La Chercheuse d’esprit (1741), avec des paroles qui commencent par « Quel désespoir d’être sans esprit à mon âge ! » La pièce de clavecin devenue danse d’opéra deviendra alors un “vaudeville”, un air appartenant à la mémoire populaire sur lequel on écrira de nouvelles paroles : preuve s’il en fallait que la musique de Rameau, en son temps, circulait.

Une autre histoire du même genre, plus connue, est celle des “Sauvages”. En 1725, on procède à une exhibition de “sauvages”, des Indiens d’Amérique du Nord, à la Comédie-Italienne. Le compositeur attitré du théâtre, Jean-Joseph Mouret, ne voulant pas se charger de cette besogne, on recourt, pour écrire la musique qui accompagnerait l’exhibition en question, à un compositeur qui officie pour les théâtres forains, en particulier l’Opéra-Comique, et qui se trouve être Rameau. Il y a peut-être été introduit par son compatriote bourguignon Alexis Piron : il écrira de la musique pour plusieurs de ses pièces aux Foires (tout est perdu, ou plus probablement réutilisé dans ses opéras : rien ne se perd chez Rameau), et d’autre part Jean-François Rameau, le fameux neveu mis en scène par Diderot, sera aussi chef d’orchestre aux théâtres des foires parisiennes. Bref, Rameau écrit la pièce qui se retrouvera dans ses Nouvelles Suites de Pièces de Clavecin de 1726–27 sous le titre “les Sauvages”. Un peu moins de dix ans plus tard, c’est dans la dernière entrée des Indes galantes que la même pièce sera réutilisée, servant de point de départ à une vaste élaboration avec deux solistes et chœur. Mais l’histoire ne s’arrête pas là, puisque les Sauvages aussi vont devenir un vaudeville, assez rare, il est vrai, mais dont certaines paroles connurent une certaine fortune (on en retrouve l’incipit dans un chapitre des Bijoux indiscrets de Diderot), paroles qui ne manquent guère de sel et que je ne saurais résister de citer, du moins partiellement :

Rien,
Père Cyprien,
Ne vous contient,
Rien ne vous retient,
Tout vous convient,
Sans distinction,
Belle ou laidron,
Vieille au tendron,
Tout vous est bon :
Dites-vous jamais non ?
Tout
Est de votre goût,
Vous croquez tout !
Nos religieux
Sont furieux
De voir sous leurs yeux
Quatre nonnains
Entre vos mains,
Que chacun d’eux
N’en a pas deux.

Vous pouvez vous amuser à chanter cela sur l’air des Sauvages, comme l’ont fait sans doute bien des gens au xviiie siècle — en prenant bien soin de faire les bons mélismes et de ne pas oublier les diérèses, obligatoires à l’époque, “religïeux” et “furïeux”. Vous vous apercevrez alors que l’air est loin d’être si facile à chanter qu’il l’est à écouter, et que c’est sans doute en ce sens que pour Rameau il pouvait évoquer quelque chose de “sauvage”, d’exotique.

Revenons aux pièces de clavecin ; comme je l’ai dit, peu de temps après le livre de 1724 en paraît un nouveau, les Nouvelles Suites qui, en fait, commencent à la manière d’une suite — Allemande, Courante, Sarabande — avant de basculer entièrement dans les pièces de caractère, dont la superbe “Gavotte et ses doubles”, la “Poule” bien connue, ou la savante “Enharmonique”. Outre les “Sauvages” déjà cités, il ne me semble pas incongru d’imaginer que la pièce intitulée “Fanfarinette” une pièce qui pourrait avoir une origine foraine — sans doute parce que le titre me fait penser à Farinette, de Favart, remaniement de Pétrine du même, parodie de la Proserpine de Lully et Quinault — écrire des pièces dont les titres sont à base de farine et de pétrissage, quand on est « fils d’un boulanger » et qu’on a commencé sa carrière comme « le patissier auteur », cela ne manque pas de piquant. En fait, on ne sait pas à quoi fait référence “Fanfarinette”, si ce n’est, peut-être, à une petite fanfare — mais la pièce y ressemble fort peu. À partir du moment où la carrière de M. Rameau aura pris sont essort à l’Opéra, le clavecin restera de côté, si l’on excepte les Pièces de clavecin en concert de 1741 et une pièce isolée, La Dauphine, en 1747.

La Dauphine.

Inutile de tourner autour du pot : la version que nous offre Bertrand Cuiller de l’intégralité des pièces de clavecin de Rameau — incluant les pièces pour clavecin seul intégrées aux Pièces en concert — est digne des plus vifs éloges. C’est un disque qui était attendu, et quand un disque se fait attendre — je l’ai déjà dit ailleurs —, ce n’est pas sans risque, puisque plus l’attente grandit, plus les attentes grandissent. Or donc, même ayant eu le disque, j’ai attendu encore un peu avant de le confier au lecteur, histoire d’être dans la meilleure disposition, l’esprit calme et libre. Et puis aussi, disons-le, parce que Bertrand Cuiller n’est pas non plus si présent que ça au disque, alors on ne voudrait pas gâcher le précieux moment de la découverte. Et c’est ainsi qu’un dimanche banal s’est soudain transformé. Dès les premières secondes du prélude en la mineur qui sert de majestueux portique au Premier Livre et à la présente intégrale, dès les premières secondes, quelque chose se fige pour ne se vibre plus qu’au rythme, d’abord mesuré, puis cascadant, du clavecin. On me pardonnera (de toute façon ceux qui ne pardonnent pas seront châtiés dans l’autre monde, alors voilà) la vulgarité, mais « putain, c’est du bon » (ou « de la bonne »). Au bout des trois minutes et cinquante-six secondes que dure le prélude, on sait — on sait que ce sera un grand disque. Sentiment qui ne se démentira pas. On reste fasciné pendant tout le premier disque par le souffle qui parcourt l’unique suite du Premier Livre puis la totalité des Pièces de 1724, par ce Rameau qui coule de source. Ces portraits, à la manière de plusieurs Caractères La Bruyère ou d’extraordinaires dessins de Watteau, sont incisifs et croqués sur le vif. Où entend-on des préludes aussi impérieux ? des Gigues aussi tendres et lancinantes que celle du Premier Livre, des musettes aussi enjôleuses que celle des Pièces, des “Soupirs” aussi ensorcelants, une “Dauphine” si démiurgique et impérieuse ? Il faudrait tout citer, chaque pièce est un joyau.

Nouvelles Suites, Sarabande.

Le deuxième disque ne dément pas cette bonne impression, mais il demande, à mon sens, de s’y apprivoiser un peu plus. Plusieurs pièces y sont déjà plus tourmentées — “l’Enharmonique”, “l’Égyptienne” —, ce qui n’empêche pas la Sarabande de s’élever avec une majesté mêlée de douceur. Bertrand Cuiller parvient à maintenir le cap dans la “Gavotte et ses doubles” (que j’ai toujours beaucoup aimée), à ne pas sombrer dans l’histrionisme et à faire de la musique avec “la Poule”, à galanter avec élégance dans “les Tricotets”. Tout au plus peut-on se demander s’il était bien judicieux de finir par les pièces pour clavecin seul tirées des Pièces en concert — dans la mesure où elles ne sont pas faites pour s’enchaîner et semblent donc se retrouver un peu orphelines. Elles sont cependant toujours aussi souverainement jouées, et c’est un peu comme quatre bis…

On est charmé par l’équilibre que forment aussi bien les pièces elles-mêmes que le tout qu’elles semblent constituer — Bertrand Cuiller ayant pris le parti, et c’est un excellent parti selon moi, d’enchaîner généralement sans traîner, tout en préservant des respirations —, on est conquis par la justesse de ton, la variété des affects, la vivacité des ornements, la qualité d’articulation et de phrasé, la finesse du touché, aussi bien que par la prise de son — et Dieu sait pourtant si du côté du clavecin, on entend souvent de belles prises de son, assez jouissives ! — d’orfèvre, et je pèse le mot, d’Hugues Deschaux et d’Olivier Rosset qui restitue la brillance et la profondeur du beau clavecin de Philippe Humeau et permet de goûter dans des conditions scandaleusement hédonistes chaque détail d’un Rameau passionnel qui prend au corps et au cœur — effet qui ne se réduit pas au fil des écoutes.

Pièces de clavessin, Les Soupirs.

Ce midi, je lisais sur l’excellent blog La Pinardothek ces jolies phrases :

« Descendre un peu des cieux et redevenir licencieux. A force d’intellectualiser vos vins, vous vous êtes coupés de la chair. »

Intellectuel, ce Rameau l’est sans doute dans sa conception — « quand on joue, on ne pense plus, on a pensé », disait Leonhardt : ô combien cela est vrai pour cette musique qu’il faut, pour bien la jouer, sentir ! — mais pas coupé de la chair pour autant ; licencieux, ce Rameau semble l’être tant ses sentiments semblent nets et nettement exprimés — Bertrand Cuiller nous montre ici que rhétorique, affects, sensibilité et naturel sont des concepts qui sont loin de s’exclure mais au contraire s’enrichissent ; nous éloigne-t-il pour autant des cieux ? Il serait trop facile de dire qu’il nous y conduit, et puis de toute façon, ça m’est bien égal — et s’il est un ciel où il conduit, c’est sans doute le septième.

INFORMATIONS

Jean-Philippe Rameau, Intégrale des pièces de clavecin

Bertrand Cuiller, clavecin.

2 CD, Mirare, 2015.

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