La reine vierge et religieuse d’Alessandro Stradella renaît à Nepi

par Loïc Chahine · publié lundi 7 septembre 2015

Nepi est une petite ville d’un peu moins de 10 000 habitants (la population a doublé ces dernières années) située à environ 50 km au nord de Rome, dans la province de Viterbe, et célèbre aux alentours pour son eau, légèrement pétillante. Ce fut une possession de Rodrigo Borgia, qui, après avoir été élu pape sous le nom d’Alexandre VI en 1492, la cèda d’abord à Ascanio Sforza en guise de remerciement pour son soutien, avant de la lui reprendre pour la donner en 1499 à sa fille, Lucrèce, qui fut d’ailleurs plutôt aimée de la population locale. Mais la terrible Lucrezia Borgia n’est pas la seule célébrité du lieu. Récemment, la musicologue Carolyn Gianturco a établi qu’un compositeur de premier ordre était sans doute né à Nepi : Alessandro Stradella. C’est pour cette raison que pour la troisième année s’y tient un festival de premier ordre, consacré à Stradella et dirigé par Andrea De Carlo. Au fil des éditions, les recréations se succèdent et sont ensuite confiées aux micros d’Arcana (Outhere) : il y a eu d’abord La Forza delle Stelle, enregistrée en 2013 et parue l’année dernière à peu près au moment où le même ensemble donnait et enregistrait San Giovanni Crisostomo qui paraît ce 8 septembre, quelques jours après la recréation d’un autre oratorio, Santa Editta.

Santa Editta, vergine e monaca, regina d’Inghilterra, Sainte Édith, vierge et religieuse, reine d’Angleterre — quand on pense à Stradella lui-même qui fut si peu vierge et bien éloigné de se faire religieux, le sujet ne manque pas de faire sourire — met en scène un personnage historique, Edith de Wilton, qui refusa en 978 la couronne d’Angleterre, et qui est confronté dans le livret de Lelio Orsini à cinq allégories : l’Humilité, la Grandeur, la Beauté, la Noblesse et le Sens — il s’agit plutôt d’une incarnation des Sens. La sainte refuse les tentations mondaines, séculières, pour rester religieuse : c’est à l’Humilité que reviennent les premiers et les derniers mots de l’œuvre. Le livret, assez convenu, quoique non dénué de quelques curiosités — remarquons par exemple le dernier vers, « Chi semina il dolor miete i contenti », « Qui sème la douleur récolte les contentements », dont on pourrait bien donner des interprétations multiples —, n’est toutefois pas ce qui retient le plus l’attention, car c’est bien la musique de Stradella qui nous amène à cette Santa Editta.

La musique de Stradella nous est-elle parvenue intégralement ? La partition conservée à Modène — où l’œuvre fut donnée en 1684 et 1692, c’est-à-dire après la mort de Stradella : on ne sait pas quand elle fut créée ni où, encore que l’on suppose que ce fût à Rome, dans la première période d’activité créatrice du compositeur — la partition, dis-je, ne nous donne comme accompagnement des voix que la basse continue ; Carolyn Gianturco suppose qu’il s’agit d’une copie destinée aux chanteurs, copie dans laquelle sont omises les parties de cordes (violons et altos), qui seraient dès lors perdues1. Pourtant, des oratorios accompagnés de la seule basse continue existent, en particulier à Rome : c’est le cas, par exemple, du San Giovanni Crisostomo. Ce pourrait même avoir été le cas d’une autre partition, Santa Pelagia, dont une copie est également conservée à Modène ; le manuscrit de Santa Pelagia donne bien des parties instrumentales, mais selon Andrea De Carlo, elles doivent avoir été ajoutées ultérieurement et n’être pas de Stradella ; le chef remarque en effet le caractère gauche de la composition. Il se pourrait donc bien qu’en plus du San Giovanni Crisostomo, la Santa Pelagia fût composée sans dessus instrumentaux… et dès lors, pourquoi pas aussi la Santa Editta ? D’autant que, comme le remarque Carolyn Gianturco, les deux œuvres ont plusieurs traits en commun, comme le recours à des personnages allégoriques ou le fait de placer au centre « des femmes admises au rang de saintes par la vénération populaire2 », mais aussi la faible portée dramatique des livrets, et même l’absence de toute action dramatique. Notons encore que la richesse de la musique, que ce soit dans les parties vocales, a solo ou dans les ensembles, ou dans la basse, se passe bien de ritournelles ou de concertino.

Quoi qu’il en soit, la version sans violons, telle que donnée par l’ensemble Mare Nostrum, fonctionne et possède même une certaine force. Andrea De Carlo a choisi de confier le continuo à un ensemble de sept musiciens (viole, violoncelle, violone, théorbe, archiluth, harpe et orgue ou clavecin) ce qui peut paraître beaucoup au premier abord mais qui est parfaitement justifié par la vastesse du lieu — on remarquera d’ailleurs qu’il est probable qu’à sa création, l’oratorio fût donné dans un lieu qui n’était pas petit. Mare Nostrum a pourtant soin de se garder des effets de manche : bien que les instrumentistes soient nombreux, il s’agit bien d’un continuo qui constitue un ensemble relativement homogène et qui permet de varier les couleurs sans toutefois verser, ce qui serait un contresens, dans l’orchestration. C’est sans doute là l’une des grandes réussites de cette production : la fidélité à l’esprit de l’œuvre qui n’est assurément pas un opéra, mais plutôt un dialogue moral, et qui appelle donc une certaine sobriété, en tout cas quelque chose d’assez direct, assez éloigné, en fait, des détours poétiques et, osons le mot, lascifs, qui étaient ceux de La Forza delle stelle. On trouve bien ici une certaine rectitude sans raideur, et ce n’est pas la moindre force de Mare Nostrum et de son chef que d’avoir su trouver le ton juste en évitant de tirer cette Santa Editta vers un spectaculaire qui eût été hors de propos, et en respectant sans la dénaturer l’économie de moyens de la partition. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs quelques trouvailles du plus bel effet, comme dans les accords lancés avec force avant qu’Editta demande « Dite sù, pompe, che siete? », comme pour décrire la « pompe » dont il est question tout en lui donnant quelque chose de terrible — et en rendant du même coup sensible la méfiance de Santa Editta à son égard.


Veronica Cangemi et l’ensemble Mare Nostrum

La distribution vocale réunie par Andrea De Carlo et Susan Orlando, directrice de production, n’appelle pas moins de louanges. Elle gravite autour de l’Editta d’une superbe humanité de Veronica Cangemi. La soprano connaît ses moyens et les emploie avec maestria. Face à cette voix assurément terrestre, les deux autres sopranos, plus légers, de Claudia Di Carlo et de Francesca Aspromonte ne peuvent que trancher et incarner quelque chose de plus immatériel, de plus brillant aussi, pour ne pas dire scintillant. On se réjouit de les entendre, on déplore même que la partition ne leur donne pas davantage de place pour s’épanouir encore davantage. Dans le rôle du Senso, la basse Sergio Foresti apporte une noble gravité, mais ne sort pas toujours avec une idéale agilité des vocalises abondantes de sa partie ; ne boudons pas cependant notre plaisir : le timbre est superbe. Le ténor Fernando Guimarães est sans doute celui dont la partie est la moins brillante, mais il incarne le texte avec une conviction qui force l’admiration ; avec lui, la rhétorique n’est pas un vain mot. Dans le rôle de la Grandezza, Carlos Mena, qui était originellement annoncé, était remplacé par Gabriella Martellacci. On peut s’en réjouir, car le rôle est très grave (le registre grave n’étant généralement pas le point fort des contre-ténors), et que ce fut l’occasion de découvrir cette chanteuse que nous ne connaissions pas. Le timbre est sombre, l’émission assez directe, la voix n’est cependant pas sans séductions ; le chant, quant à lui, est nuancé, et surtout, quelle diseuse ! Gabriella Martellacci possède comme peu l’art de mordre à pleines dents dans le texte et de le faire déguster.

Si une mise en espace (en français dans le texte, c’est-à-dire dans le livret fourni aux spectateurs pour le concert) est annoncée, et signée Guillaume Bernardi, il faut en signaler la sobriété. Elle se contente en fait d’utiliser avec sagesse l’espace et en particulier le fait qu’il y ait une partie haute et une partie basse au Duomo de Nepi. Ses effets — faire chanter les deux derniers vers, confiés à l’Umiltà, depuis la tribune au fond de l’église, par exemple — sont parcimonieux mais réussis. À l’heure où nombreux sont ceux qui estiment qu’il est de bon ton de surajouter de la théâtralité contemporaine à tout et n’importe quoi, y compris aux œuvres qui portent leur théâtre en elles-mêmes, cette discrétion et ce discernements sont bienvenus.


Francesca Aspromonte et Gabriella Martellacci

On ne saurait douter que cette Santa Editta, malgré la difficulté de l’acoustique de la Basilica concattedrale de Nepi — dont pour ma part, étant plutôt bien placé, je n’ai pas eu trop à souffrir —, a été une réussite et a su ouvrir avec éclat ce troisième Festival international Alessandro Stradella. On attend maintenant la parution de l’enregistrement… et la quatrième édition du festival, car il est certain qu’à la fin de l’été, grâce à la persévérance et à l'enthousiasme d’Andrea De Carlo et de ses équipes, c’est à Nepi (Vt), Italie, qu’il faut être.

Notes

1. Voir Carolyn Gianturco, Stradella, «uomo di gran grido», Edizioni ETS, 2007, p. 209.

1. Voir Carolyn Gianturco, op. cit., p. 208 : «Santa Pelagia e Santa Editta, vergine e monaca, regina d’Inghilterra, hanno molte cose in comune, incluso il loro appogiarsi su figure che non sono persone umane, ma personificazioni di qualità astratte. Ambedue gli oratori sono basati su donne ritenute sante dalla venerazione popolare.»

INFORMATIONS

Alessandro Stradella : Santa Editta, vergine e monaca, regina d’Inghilterra, oratorio.

Veronica Cangemi, Editta, soprano
Francesca Aspromonte, Nobiltà, soprano
Claudia Di Carlo, Humiltà, soprano
Gabriella Martellacci, Grandezza, contralto
Fernando Guimarães, Bellezza, ténor
Sergio Foresti, Senso, basse

Ensemble Mare Nostrum
Andrea De Carlo, direction
François Joubert-Caillet, viole de gambe
Jasmina Capitanio, violone et viole de gambe
Andrea Fossà, violoncelle
Marta Graziolino, harpe
Daniel Zapico, théorbe
Pieter Theuns, archiluth
Marco Silvi, orgue et clavecin

Guillaume Bernardi, mise en espace
Susan Orlando, directrice de production.

Crédit photos (sauf pour la partition) : Allison Zurfluh.

N.B. Santa Editta a fait l’objet d’un enregistrement discographique à paraître chez Arcana (Outhere) en 2016.

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